Conclusion

Pourquoi ont-ils donc quitté l’Institut ? Quand on pose et repose cette question pour décoder cette sortie massive, on attribue souvent la faute à la formation. La formation dépend sans doute du formateur, de ses méthodes… mais ce n’est pas suffisant. Il existe un lien strict entre trois acteurs : le formateur, la société (environnement) et lui-même, le principal acteur.

Dans ce cas, l’acteur-société influence aussi la décision de l’individu. L’identité porte d’abord sur la remise en question. Dès le début, on a inculqué dans l’esprit les 3 dimensions constitutives de la vocation des Frères : “consécration à Dieu comme religieux laïc, le ministère apostolique d’éducation et la vie communautaire” (Règle des Frères, article 10). Cependant l’article 13 de la Règle écrit : “Les Frères considèrent leur métier comme un ministère”. Quel est donc leur métier ?

Il est vrai que la Règle donne ainsi la définition de ce qu’est leur métier : “La fin de cet Institut est de procurer une éducation humaine et chrétienne aux jeunes, spécialement aux pauvres”. Le hic est là. L’action d’éducation, telle qu’elle est habituellement comprise, est l’enseignement dans l’école. Le cours de la vie est ainsi entraîné sans jamais penser qu’un jour le “moyen privilégié” (Règle) qu’est l’école n’existe plus. Le moment venu, ils méditent, bien sûr, sur les dimensions constitutives d’un Frère. La deuxième dimension ne semble plus existante. Des réflexions traînant longuement parviennent enfin à une conclusion déchirante : “L’Institut des Frères n’a plus raison d’être”, comme un ex-Frère de ma classe l’a avoué. Sans préparation à l’avance, la perte de l’école leur semble comme un oiseau coupé de ses ailes ou comme une personne subitement jetée dans l’eau. À notre époque, on ne peut pas imaginer qu’un Frère puisse être un photographe itinérant, un travailleur dans un chantier de construction, un bricoleur des objets d’art, un ouvrier producteur de jus de poisson s’absorbant du matin au soir sur des poissons, un travailleur de la terre, piochant, labourant, moissonnant sans récolte suffisante pour se nourrir etc... Sans espoir d’« attendre un jour meilleur” comme a dit Frère Gustave âgé de 33 ans à l’époque, « comment un jeune Frère peut-il accepter d’adopter une vie qui n’est pas visible et crédible ? »

Et la vie communautaire ? D’un certain point de vue, ce n’est vraiment pas encourageant, comme il a été analysé plus haut. Des expressions sorties de temps en temps manifestent ce souci insurmontable : “comme des hôtels”. Peu de partage fraternel financièrement et spirituellement. Querelles de conceptions du monde répétées. Moins de délicatesse des uns envers les autres. Moins de cohésion dans la communauté. Un autre “proverbe” non moins ironique : “chacun pour soi, la communauté pour tous”. On ramasse de l’argent, par plusieurs moyens et on garde pour soi, pour “prévoir l’avenir” ou bien pour acheter ceci cela, comme il est abordé plus haut. Ce phénomène est assez répandu. Les frais d’eau et d’électricité, d’entretien…. La communauté s’en charge. Peu importe de savoir qui a payé et où trouver l’argent pour régler tout cela. Vivant dans une telle situation apparemment sans issue, c’est normal que les uns après les autres quittent avec regret une vie qui leur est chère car « aucun groupe ne peut garder sa vitalité sans une signification commune, des valeurs communes, une visée commune, une identité commune. Aucun groupe ne peut survivre si ses membres n’ont pas des buts communs, ou ne savent pas quels ils sont, ou ne travaillent pas ensemble pour les atteindre. S’il y a confusion au sujet de l’identité, de la visée, des valeurs, il y a aura désorientation et découragement, des départs parmi les membres et peu de nouvelles recrues »[1].

Un Frère âgé a résolu ce problème d’une manière très simple : “bien vivre les 3 vœux, ça suffit !”. Mais cela ne suffit pas pour les jeunes. La vie religieuse lasallienne n’est pas celle des dominicains, des rédemptoristes ou des cisterciens ou d’autres… Mais , chaque congrégation possède sa mission spécifique.

Et pour quelles raisons ce petit nombre de 66 Frères s’attache encore à l’Institut malgré toutes ces difficultés ? Nous pouvons attribuer à ces Frères les qualités les plus belles que vous voulez : héroïque, fervent, généreux, bien formé… Mais au fond du cœur il ne faut pas nier le “pour attendre un moment propice”[2] de la réponse de plusieurs Frères de mon âge, dont F. Gustave, ou pour espérer de voir « enfin quelques lueurs d’espoir »[3]. En allant travailler la terre ou en adoptant un métier comme pis-aller, c’est pour réfléchir, méditer… en se demandant : “serait-il raisonnable que la vie des Frères se termine ici ?”. Mais non, « les Frères ne sont pas encore morts, par contre “vivants et féconds” » a répété à maintes reprises Père Qui, Rédemptoriste, et à une condition : « si nous rayonnons la paix profon­de et la joie de notre vocation (ce qui n’est pas la même chose que I’absence de soucis, d’épreuves et de difficultés), les paroles suivantes de John Fu­trell sont de mise : “les jeunes appelés par Dieu à la vie religieuse répondent à cet appel si nous, qui avons déjà été appelés, réussissons à commu­niquer Ia joie d’être religieux aujourd’hui” »[4].
 

[1] John Johnston, Lettre Pastorale, 1989, page 11.

[2] Annexes, page 13, ligne 379

[3] Annexes, page 2, ligne 55

[4] John Johnston, Lettre Pastorale, 1987, page 34