ÉPILOGUE

J’arrive enfin au terme de mon travail.

Pendant plus d’une vingtaine d’années, je me suis aventuré dans la rue en cherchant la réponse de cette question vitale : « Serait-il raisonnable que l’Institut des Frères soit radié de la liste des congrégations au Vietnam ? » Bien sûr que non. Les objectifs que visent les Frères restent là, visiblement sur chacun de mes pas, les pauvres, les illettrés, les analphabètes, les gens que le monde néglige, les victimes des fléaux sociaux.... dont nous devons nous occuper généreusement et avec hardiesse »[1] . En plus, la banalisation de la morale d’une part de la jeunesse, le dégradation des qualités humaines et professionnelles, d’autre part des enseignants, sont les causes profondes des douleurs aigues : problème de la morale banalisée, qualités humaines en défaut dans la société.

L’éducation des qualités humaines occupe toujours une place importante dans l’école pour contribuer en partie à la diminution des fléaux sociaux, des crimes des mineurs dans la société. Mais, il semble que l’école néglige ce côté primordial. Il suffit d’en relater un chiffre de l’année dernière : il y a « 7 000 cas transgressant la loi par des jeunes au-dessous de 14 ans, soit 70% des crimes des adolescents au-dessous de 18 ans : des étudiants qui volent, qui se battent, qui vendent, recèlent et utilisent illégalement de l’héroïne, perturbent la vie et la discipline publique et même qui violent ou assassinent »[2] ....Combien d’élèves appartiennent à cette catégorie ? À travers ce chiffre, nous devons tirer une conclusion qui affirme que les mineurs commettant des crimes sont à sonner l’alarme et que l’école ne fait pas ou n’accomplit pas encore sa responsabilité d’éducation, ou qui fait négligemment ce devoir. Si les élèves étudiaient sérieusement ou si les enseignants prenaient au sérieux l’enseignement de l’éducation civique dans l’école, les élèves à la sortie de l’école possèderaient un « équipement » suffisant pour s’insérer dans la vie.

Le champ de travail est immense conformément à l’idéal de l’Institut des Frères qui n’est d’autre que le « service éducatif des pauvres, des gens que le monde néglige » : l’avortement, les enfants de la rue, les sévices sexuels, la santé, les handicapés physiques et mentaux, l’alphabétisme, le travail des enfants, les enfants et les conflits armés, la violence des jeunes, le refus aux enfants de leur enfance, les infractions des jeunes, le respect des Droits de l’homme, les nouvelles pauvretés, surtout la défense des droits de l’Enfant selon la Convention : droit à la survie, droit de se développer, droit à la protection, droit à participer dans la société... Tous ces sujets sont analysés par l’ancien Frère Supérieur John Johnston dans ses Lettres Pastorales de 1987-1999.

L’époque où vivait De La Salle était aussi celle de transition de la société moyenâgeuse à la révolution  industrielle. C’était dans ce contexte social que de La Salle a découvert une nouvelle classe sociale et un nouveau concept de la pauvreté : l’origine de toutes pauvretés est l’ignorance : « la plupart (des parents) ne sont pas assez éclairés de ce qui la (l’éducation) regarde  et que les uns étant occupés de leurs affaires temporelles et du soin de leur famille, et les autres étant dans une sollicitude continuelle, à gagner à eux et à leurs enfants ce qui est nécessaire à la vie, ils ne peuvent s’appliquer à leur enseigner ce qui regarde les devoirs du Chrétien »[3].

Autrement dit, la pauvreté introduit l’homme à un cercle vicieux : elle l’amène à la marginalisation, à être exclu de la société ; ainsi abandonné, il ne peut pas se cultiver, aller à l’école, s’intégrer dans la société : c’est encore donc l’ignorance qui l’amène à la pauvreté. Et c’est vraiment difficile d’en sortir. Pour  résoudre radicalement ce problème, de La Salle a proposé à ses contemporains ces trois éléments essentiels, produits spécifiques de M. de La Salle :

-         pour faire face à la pauvreté, il faut que les enfants soient instruits.

-         Pour lutter contre l’exclusion hors de la société, il croit que l’éducation doit se baser sur la foi et l’esprit de l’Évangile.

-         Pour favoriser l’apprentissage des enfants des pauvres, il faut que l’éducation soit gratuite.

Ainsi, « saisi par la situation d’abandon des “enfants des artisans et des pauvres”, Jean-Baptiste de La Salle a découvert dans la foi, la mission de son Institut »[4]. La solution de M. de La Salle a répondu aux besoins des enfants pauvres de la société de son temps et, jusqu’à ce jour, « cet Institut est d’une très grande nécessité. Les jeunes, les pauvres, le monde et l’Église ont besoin du ministère des Frères »[5].

Aujourd’hui, dans cette situation socialiste du Vietnam, les Frères doivent « saisir la situation des enfants pauvres et abandonnés »[6], comme Jean-Baptiste de La Salle « saisi par » la situation misérable des enfants de son temps et « ne doivent pas porter le nom de La Salle en vain »[7] pour pouvoir « éviter attentivement et sans ménager nos efforts, une interprétation de notre héritage lasallien qui soit partielle ou fragmentée »[8]. Comme Jean-Baptiste de La Salle  a répondu avec créativité aux défis des jeunes, les Frères doivent de même ouvrir les yeux pour être « particulièrement attentifs et proches des jeunes et des enfants d’aujourd’hui »[9]. Le conseil de Jean Lliorin de « se laisser saisir » est vraiment une belle illustration : « Mon enfant, tu t’inquiètes de ceux qui ont faim dans le monde, des millions de personnes qui meurent de faim et tu demandes ce que tu peux faire : donne à manger à l’un d’entre eux. Tu t’inquiètes des sans-abri : offre un asile à l’un d’entre eux. Tu t’inquiètes de ceux qui sont isolés et tu demandes ce que tu peux faire : donne du courage à l’un d’eux. Rappelle-toi ceci mon enfant : il y a deux mille ans, le monde était rempli de personnes dans le besoin, tout comme aujourd’hui, et quand les délaissés et les désespérés m’ont demandé d’avoir pitié, je leur ai envoyé un Sauveur … L’espérance n’est venue que d’un seul »[10].

Ainsi, conscient de cette nécessité de créativité, par plusieurs manières, j’ai « agi » pour trouver ma place officielle d’abord et montrer aux Frères les possibilités de concrétiser notre mission. Des nouvelles créations ont vu le jour : un centre de formation professionnelle en 1989, des classes d’affection pour les enfants de la rue en 2000, un centre de formation professionnelle à Tram Chim (Sud Vietnam) en 2003, une école du primaire en 2004, nouvelle communauté au Cambodge en janvier 2006, un centre pour les toxicomanes en juillet 2006, un centre de formation professionnelle pour handicapés à Nha Trang en décembre 2006 (photo, p. 453).

Mais, après des années de lutte pleine de difficultés et d’expériences personnelles, pour obtenir toutes ces autorisations officielles, j’ai pris conscience que les vraies difficultés quoiqu’elles soient très grandes, n’ont rien de comparaison avec celles rencontrées à l’intérieur de l’Institut. Par cette prière de Sufi Bayazid, je me suis éveillé :

« J’étais révolutionnaire quand j’étais jeune et ma prière à  Dieu était ceci : “Seigneur, donne-moi l’énergie de changer le monde.”

« Quand j’approchais de mon âge moyen et que je réalisais que la moitié de ma vie était partie sans changer aucune âme, je changeais ma prière comme ceci : “Seigneur, donne-moi la grâce de changer toute chose qui vient à moi. Seulement, tout juste pour ma famille et mes amis, je en serai satisfait”.

« Aujourd’hui, je suis âgé et mes jours sont comptés, ma seule prière est alors : “Seigneur, donne-moi la grâce de changer moi-même.”

« Si j’avais prié ainsi dès le début, je n’aurais pas eu gaspillé ma vie »[11].

Tous les Frères ne sont pas encore conscients de la situation complexe de la réalité pour pouvoir accepter de vivre cachés dans cette région ou de travailler humblement sous la direction d’une personne laïque ou en un mot, ils ne sont pas encore très bien préparés à cette mission dans une société socialiste concernant le domaine d’identité et de profession. Autrement dit, ils rêvent plus ou moins encore à « un pays où coulaient le lait et le miel » du passé. Nombreux sont ceux qui évaluent une action selon le résultat immédiat, oubliant ainsi les conseils de Mme Didi SUDESH[12], une conférencière indienne : « La fleur pourrait s’épanouir facilement mais pour devenir un fruit il nécesscite beaucoup de temps. La succès n’est jamais un miracle. Nous devons être comme un jardinier, sachant juste le moment pour semer le grain, en travaillant assidûment, patiemment pour pouvoir recueillir de bons fruits ».

Ainsi, la première priorité consiste à la formation solide de l’homme du Frère parce que « Se former, c’est parvenir à formuler une réponse pertinente à la question du “À quoi ça sert ?” » (Patrick TAPERNOUX).  Sans cette forte prise de conscience de son identité, de la nécessité de l’Institut pour servir les jeunes en particulier des pauvres dans le domaine de l’éducation, ils mèneront une vie passive, nonchalante, ce qui fait perdre toute l’énergie pour initiative et créativité, et qui ne peut pas attirer les jeunes à suivre le chemin de leur vocation, facteur essentiel pour la survie et la continuité d’une congrégation. Étant sérieusement formé, la mission de servir les pauvres doit « couler enfin dans les veines » du Frère. Dans les relations avec les jeunes et les pauvres, les enfants démunis, abandonnés... son premier souci est de les aider à promouvoir leurs qualités humaines espérant à « raviver le rêve de Jean-Baptiste de La Salle pour être témoins d’espérance auprès des enfants et des jeunes qui sont pauvres, délaissés ou désorientés »[13] avec beaucoup de FOI et de ZÈLE.

Et pour finir, je me permets de reprendre ces mots de l’ancien Supérieur John Johnston, qui expriment bien le besoin de créativité pour parvenir à vivre la mission des Frères d’aujourd’hui, dans cette situation d’un pays socialiste, et cela d’abord par nous-mêmes : « nous devons être disposés à changer ce qui doit changer – et que nous devons commencer par nous-mêmes.  Ne jouons pas aux victimes. Ne condamnons pas les autres, ni simplement ne « maudissons pas la nuit » pour les problèmes auxquels nous avons à faire face. Nous devons prendre la responsabilité de nos vies. Nous devons être disposés à prendre nos vies à l’envers, si nécessaire, pour recommencer à zéro. Nous devons être disposés à faire demi-tour, si c’est cela qu’il faut faire et à partir dans une autre direction »[14].

 

[1] John Johnston, Lettre Pastorale 1997, page 72.

[2] Journal LA LOI VIETNAMIENNE, 4 avril 2007,

[3] Méditations de Saint Jean-Baptiste de La Salle pour le temps de la Retraite, 193,2

[4] REGLE des Frères des Écoles Chrétiennes, art. 11

[5] Idem., art. 141.

[6] John Johnston, Lettre Pastorale 1999, page 29

[7] Idem.

[8] John Johnston, Lettre Pastorale 1999, page 30.

[9] Idem.

[10] Nicolas CAPELLE, Je veux aller dans ton école !, La pédagogie lasallienne au XXIe siècle, SALVATOR, 2006, page160.

[11] Traduction de l’anglais par Nguyen van Tan.

[12] Mme DIDI SUDESH, une femme indienne, âgée de 65 ans, a traversé environ 76 pays uniquement pour aider les gens à découvrir et retrouver la force potentielle en chacun en vue d’obtenir une vie plus de confiance en soi et plus d’obtimisme.

[13] Prière pour le 44e Chapitre Général.

[14] John Johnston, Lettre Pastorale 1994, page 17